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Tag - Chris Dillow

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vendredi 26 juillet 2019

Les coûts d'une récession

« James Smith, de la Resolution Foundation, a publié une bonne analyse sur la probabilité que survienne une récession et le fait que, avec une politique monétaire moins à même de stimuler l’économie, nous devons considérer des façons alternatives de gérer les récessions. J’aimerais poursuivre ses propos de deux façons.

Premièrement, il y a de plus en plus de preuves empiriques montrant que les récessions peuvent avoir des dommages à long terme, même si l’économie rebondit à court terme. Il y a au moins trois mécanismes à l’œuvre ici :

  • L’éducation. Bryan Stuart a montré que la récession de 1980-1982 aux Etats-Unis "a généré de significatives réductions à long terme de l’éducation et du revenu". Les parents qui subissent une chute de revenu dépensent moins dans les livres pour enfants et les voyages éducatifs, et cela réduit les chances que leurs enfants accèdent à l’université quelques années après. De tels effets sont amplifiés si une mauvaise politique macroéconomique provoque des restrictions sur les dépenses publiques dans les écoles et les librairies.

  • La productivité. Les récessions accroissent l’incertitude, or cette dernière déprime l’investissement dans le capital et la recherche-développement, menant à une moindre croissance de la productivité. Dario Bonciani et Joonseok Jason Oh notent que "des chocs accroissant l’incertitude macroéconomique peuvent entraîner des effets négatifs très persistants sur l’activité économique, en l’occurrence qui durent bien au-delà de la fréquence du cycle d’affaires".

  • La cicatrisation. Une récente étude par Erin McGuire montre que les gens qui grandissent en période de mauvaise conjoncture "investissent moins dans les actifs risqués au cours de leur vie, investissent moins dans la propriété et sont moins susceptibles de devenir travailleurs indépendants". Cela corrobore les travaux de Ulrike Malmendier et Stefan Nagel. Via ce canal, les récessions peuvent réduire l’entrepreneuriat et accroître le coût du capital même plusieurs décennies après.

D’un autre côté, il est théoriquement possible que les récessions aient un effet "purificateur" bénéfique : en poussant les firmes inefficaces à faire faillite, elles permettent aux firmes plus efficaces de se développer plus facilement et cela stimule la croissance de la productivité. (…) Cet effet n’a pas bien joué récemment : la productivité a stagné depuis 2008. Une raison expliquant cela est que les crises financières peuvent freiner l’expansion de toutes les entreprises, même des meilleures, en partie en les amenant à s’inquiéter de la disponibilité future du crédit.

Toutes ces preuves empiriques m’amènent à croire que les récessions sont plus coûteuses que je ne le pensais précédemment (et que certainement bien d’autres le pensaient précédemment). Les responsables de la politique économique doivent par conséquent en faire plus pour réduire la probabilité qu’elles surviennent et réduire leurs effets lorsqu’elles surviennent.

Ce qui m’amène à la deuxième chose que m’inspire l’article de James. "Nous ne pouvons rendre l’économie résistante à l’épreuve de la récession" déclare-t-il. Il a raison. Nous ne pouvons prévoir les récessions en les percevant par avance et en relâchant la politique monétaire ou budgétaire au bon instant pour empêcher leur survenue, simplement parce que les récessions sont imprévisibles. En 2000, Prakash Loungani écrivait que "la capacité à échouer à prédire les récessions est quasiment sans failles", un fait qui reste vrai aujourd’hui. La Banque d’Angleterre n’a pas réduit son taux principal à 0,5 % avant mars 2009, soit un an après le début de la récession.

Pour moi, cela requiert des politiques alternatives. Certaines d’entre elles doivent chercher à réduire le risque de récession, par exemple en veillant que les banques soient si bien capitalisées que les pertes qu’elles rencontreraient ne les incitent pas à resserrer leurs prêts. D’autres doivent chercher à atténuer les récessions via de puissants stabilisateurs automatiques, tels que l’impôt progressif et un large Etat-providence, et peut-être une garantie de l’emploi (un Etat employeur en dernier ressort). Bien sûr, de tels changements peuvent réduire les effets purificateurs de la récession. Je soupçonne toutefois que les gains de productivité peuvent être générés à un moindre coût en utilisant des politiques qui accroissent la concurrence sur les marchés des produits.

En définitive, les récessions sont un aspect inévitable du capitalisme. Avec leurs coûts désormais plus élevés qu’on ne le pensait précédemment, il apparaît encore plus crucial de les atténuer, ce qui nécessite non seulement la politique macroéconomique, mais aussi des changements institutionnels. »

Chris Dillow, « Costs of recession », in Stumbling & Mumbling (blog), 17 juillet 2019. Traduit par Martin Anota

mercredi 27 février 2019

Le Brexit comme symptôme

« Simon Wren-Lewis dit que le Brexit est "le symptôme d’un malaise plus profond", celui d’un système politico-médiatique qui nous aurait donné une austérité économiquement insensée. Je suis d’accord avec l’idée que l’austérité budgétaire ait provoqué le Brexit, pas seulement parce que, comme Ben Friedman l’a montré, la stagnation des revenus ait rendu la population plus hostile aux immigrés. Mais je m’interroge : n’y aurait-il pas ici un malaise encore plus profond, à savoir une défaillance fondamentale du capitalisme ?

Ce que je veux dire, c’est que le capitalisme s’essoufflait avant même qu’éclata la crise bancaire. Par exemple :

  • Le revenu réel médian des ménages au Royaume-Uni, après les coûts immobiliers, a grimpé de seulement 1,6 % par an dans les cinq années qui précédèrent 2007, c’est-à-dire plus lentement qu’au cours des trente années précédentes, lorsque sa croissance annuelle s’élevait à 2,4 %. Cela ne s’explique pas seulement par le fait que les fruits de la croissance aient été captés par les riches : le PIB par tête au cours de cette période a augmenté de seulement 2,1 % par an, ce qui était faible en comparaison avec les précédentes expansions.

  • L’investissement des entreprises représentait moins de 10 % du PIB du Royaume-Uni au milieu des années deux mille, alors qu’il dépassait les 12 % à la fin des années quatre-vingt-dix. Cela refléta ce que Ben Bernanke appela, en 2005, une « pénurie d’opportunités d’investissement » dans les économies occidentales.

  • Les rendements réels des obligations connaissent une tendance baissière depuis le début des années quatre-vingt-dix. Qu’importe que cela résulte d’un excès d’épargne, d’une pénurie de projets d’investissement ou d’une pénurie d’actifs sans risque. Cette tendance baissière dénote une perte de dynamisme économique : un manque de croyance dans la croissance a amené les investisseurs à préférer des actifs plus sûrs.

Ces signes de stagnation peuvent avoir une cause commune, par exemple le fait que les taux de profit baissent dans les pays développés depuis les années soixante, comme l’ont montré Andrew Kliman et Michael Roberts. Tout cela est cohérent avec l’affirmation de Ravi Jagannathan selon laquelle la crise de 2008 était "le symptôme, non la maladie". C’était un effondrement sans boom dans la période qui le précéda.

Pour le comprendre, imaginez que (contrairement à la réalité) il y ait eu une abondance de projets d’investissement très profitables pour les entreprises dans les économies occidentales. L’"excès" (glut) d’épargne des économies asiatiques aurait alors financé ces projets plutôt que l’inflation des prix de l’immobilier. Nous aurions connu une authentique croissance plutôt que des bulles et des malinvestissements. Nous n’aurions pas eu de crise.

Et comme Nick Crafts l’a dit, sans la crise nous n’aurions eu ni l’austérité budgétaire, ni donc le Brexit. Ce n’est pas parce que la crise a nécessité l’austérité, mais parce que la récession a affaibli le soutien en faveur du parti travailliste et parce que la hausse de la dette publique consécutive à la crise permit aux conservateurs et aux médias d’exploiter la phobie injustifiée vis-à-vis de l’endettement public.

Il y a, je pense, une ligne assez claire allant de la stagnation capitaliste à la crise de 2008, à l’austérité et donc au Brexit.

Mon désaccord avec Wren-Lewis fait écho à un vieux désaccord entre les marxistes et les socio-démocrates. Alors que ces derniers tendent à mettre l’accent sur l’inadéquation des politiques mises en place, nous, les marxistes, mettons l’accent sur les difficultés intrinsèques du capitalisme. Je pense que ce désaccord est d’importance. Là où Simon et moi nous rejoignons, c’est sur l’idée que le Brexit est un symptôme. En ce sens, il y a une grande différence entre nous et les remainers du parti conservateur tels qu’Anna Soubry qui soutinrent l’austérité et les libéraux-démocrates et autres remainers du centre qui étaient d’accord avec elle. Ils semblant penser que le Brexit a lieu parce que les électeurs ont souffert d’un excès d’irrationalité contre lequel ils étaient immunisés. Il y a là un narcissisme stupide, un symptôme morbide de ce que nous obtenons lorsque nos opinions politiques ne trouvent pas de justification dans les sciences sociales. »

Chris Dillow, « Brexit as symptom », in Stumbling & Mumbling (blog), 26 février 2019. Traduit par Martin Anota



aller plus loin...

« Le Brexit, fruit d'une relation pernicieuse entre mondialisation et austérité »

« Les coûts ignorés de la crise financière »

mardi 12 février 2019

Les obstacles au plein emploi

« Est-ce que le plein emploi est soutenable ? Pour moi, c’est l’une des questions que pose la querelle entre, d’une part, Richard Murphy et, d’autre part, Jonathan Portes et Simon Wren-Lewis sur la règle budgétaire proposée par le parti travailliste. Richard décrit ainsi la différence entre eux : "Je suis en quête d’une économie stable, soutenable avec du plein emploi. Eux recherchent la restauration d’un modèle de monétarisme de banques centrales qui exista entre 1999 et 2008 au Royaume-Uni, avec les conséquences que l’on connait".

C’est parce que Portes et Wren-Lewis veulent utiliser la politique budgétaire pour relancer l’activité et ainsi éloigner l’économie de la borne inférieure zéro, de façon à ce que les taux d’intérêt puissent à nouveau être utilisées pour la stabilisation macroéconomique.

Mais il y a un problème avec ce que Richard désire. Les économistes s’accordent généralement pour dire qu’à partir d’un certain point un faible chômage entraîne une plus forte inflation. Déterminer ce point est une question empirique. Le fait que l’inflation ait été assez stable depuis le début des années quatre-vingt-dix alors que le chômage ne l’était pas m’amène à penser qu’il est bien plus bas que ce que pense la banque centrale (…). Ce qui nous amène à la question suivante : comment pouvons-nous freiner cette inflation ?

La vue conventionnelle, que rejoignent Simon et Jonathan, est qu’il faut accroître les taux d’intérêt. Mais Richard et les partisans de la MMT ont raison de dire que ce n’est pas la seule possibilité : en théorie, la hausse des impôts est également une option, comme une baisse des dépenses publique ou une inversion de l’assouplissement quantitatif. Pour moi, il s’agit là aussi d’une question empirique. Je ne suis personnellement pas défavorable à une certaine hausse des taux d’intérêt.

Toutefois, toutes ces politiques contrôlent l’inflation en déprimant la demande globale, si bien qu’elles tendent à accroître le chômage.

Les partisans de la MMT ont raison de dire que l’inflation est une contrainte sur l’endettement public. Mais c’est aussi une contrainte sur le plein emploi.

Maintenant, vous pouvez rejeter cela en invoquant l’idée d’une croissance tirée par les salaires. La perspective d’un plein emploi perpétuel (et les hausses de salaires et la forte demande qu’il génèrerait) peut encourager les entreprises à accroître leurs capacités de production et à investir en vue d’accroître leur productivité. Cela contribuerait à contenir l’inflation.

Nous savons que cela a fonctionné par le passé : ce fut le cas dans les années cinquante et soixante. Je crains cependant qu’il ne puisse pas être aussi fructueux cette fois. Dans les années cinquante, il y avait un réservoir d’investissements et d’innovations potentiels que les firmes pouvaient exploiter. Cela facilita de fortes dépenses en capital et des grains de productivité rapides. Il n’est pas certain qu’il y ait un tel réservoir aujourd’hui.

Nous savons aussi que la croissance tirée par les salaires s’est soldée par un désastre dans les années soixante-dix. Il y a en particulier deux dangers ici. Nous pouvons les qualifier de minskyen et kaleckien.

Le danger minskyen est celui selon lequel la stabilité finit par engendrer de l’instabilité. La croyance que la demande restera forte peut inciter les entreprises à surinvestir, ce qui réduit les profits ; ou bien elle encourage les banques à accorder des prêts plus risques ; ou elle pousse les cours boursiers à augmenter excessivement. Nous avons vu tout cela se produire au début des années soixante-dix. Je ne sais pas si Richard a raison de dire que des taux d’intérêt plus élevées peuvent amorcer une autre crise de la dette. Mais je pense qu’il minimise l’ampleur à laquelle le capitalisme peut générer des crises même sans taux d’intérêt significativement plus élevés.

Le danger kaleckien est le suivant : "sous un régime de plein emploi permanent, le licenciement cesserait de jouer son rôle de mesure disciplinaire. La position sociale du patron serait minée et la confiance et la conscience de classe chez les travailleurs augmenteraient. Les grèves pour des augmentations de salaires et des améliorations des conditions de travail créeraient des tensions politiques".

Comme nous l’avons vu dans les années soixante-dix, cela peut entraîner un moindre investissement et donc une plus faible demande globale et une hausse du chômage. Je pense que cela sera un problème pour tout gouvernement recherchant le plein emploi : les capitalistes ont connu plusieurs décennies de chômage et considèreraient son absence comme étrange, et cela peut déprimer les esprits animaux.

Il y a, par conséquent, de gros obstacles à un plein emploi durable dans une économie capitaliste : une garantie de l’emploi, telle que je la saisis, met en lumière ces obstacles davantage qu’elle les surmonte.

A mes yeux, c’est pourquoi plusieurs débats à propos de la macroéconomie me laissent froid. Ils négligent l’éventualité qu’il puisse exister de sévères limites, dans une économie capitaliste, à l’efficacité des politiques, même pour les meilleures d’entre elles. »

Chris Dillow, « Obstacles to full employment », in Stumbling & Mumbling (blog), 5 février 2019. Traduit par Martin Anota

mercredi 29 août 2018

Le paradoxe des robots

« "Plus de six millions de travailleurs s’inquiètent à l’idée que leur emploi soit remplacé par des machines au cours de la prochaine décennie" dit The Guardian. Cela accentue un vieux paradoxe : tout particulièrement au Royaume-Uni, on discute bien plus de l’économie des robots qu’on ne la voit.

Ce que je veux dire par là, c’est qu’au cours des dernières années le Royaume-Uni a connu l’exact opposé. L’emploi s’est accru alors que les dépenses d’investissement ont été atones. L’ONS dit que "la croissance annuelle de la formation brute de capital fixe a régulièrement ralenti depuis 2014". Et l’OCDE rapporte que le Royaume-Uni a fait l’un des usages les plus réduits des robots industriels dans le monde occidental.

GRAPHIQUE Taux de croissance de l'emploi et du stock de capital au Royaume-Uni (en %, annualisés sur cinq ans)

Chris_Dillow__croissance_emploi_stock_capital_Royaume-Uni.png

Mon graphique, pris de la Banque d’Angleterre et de l’ONS, replace cela dans son contexte historique. Il montre que l’écart entre la croissance du stock de capital hors logements et la croissance de l’emploi a été plus faible au cours des dernières années qu’à tout autre moment depuis 1945. C’était lors des années soixante et soixante-dix qu’il fallait s’inquiéter à l’idée que les machines prennent l’emploi des gens, pas aujourd’hui.

Bien sûr, nous ne devons pas rechercher des chiffres précis ici : mesurer le stock de capital est une mission impossible. Mais ces données sont cohérentes avec d’autres faits. Les ménages épargnent moins qu’ils avaient l’habitude d’épargner, ce qui n’est pas ce que vous vous attendriez à voir s’ils craignaient de perdre leurs emplois. Les entreprises continuent d’accumuler rapidement de la liquidité et d’emprunter peu, et bien sûr les taux d’intérêt réels sont faibles. Et cela est cohérent avec la faible croissance du capital.

Si nous regardons seulement les données macroéconomiques, nous devrions craindre que les gens prennent les emplois des robots, pas l’inverse. Donc pourquoi l’investissement est-il si faible (un fait qui date bien avant l’incertitude entourant le Brexit) ? Il y a des milliers d’entreprises qui n’investissent pas dans la nouvelle technologie et par conséquent des milliers d’explications potentielles. En voici quelques unes :

  • Il y a, comme Bloom et Van Reenen le disent, "une longue queue d’entreprises extrêmement mal gérées", qui manquent de confiance ou de compétences pour investir dans les nouvelles technologies.

  • La récession de 2008 a laissé des cicatrices sur les esprits animaux ; elle a alimenté la crainte de futures récessions et ainsi déprimé l’investissement.

  • L’austérité budgétaire a déprimé la demande globale et donc les incitations à investir. Et en réduisant les salaires réels, elle a réduit les incitations des entreprises à investir dans les technologies permettant d’économiser en main-d’œuvre : à l’inverse, la hausse des salaires réels explique pourquoi l’investissement avait connu un boom dans les années soixante.

  • Les discours à propos de l’âge des robots peuvent être autodestructeurs, dans la mesure où il alimente les craintes d’une concurrence accrue à l'avenir : pourquoi dépenseriez-vous 10 millions d’euros sur les robots si vous savez qu'un rival vous évincera en dépensant 5 millions sur de meilleurs robots d’ici quelques mois ? Peut-être que les entreprises ont saisi le constat de Nordhaus : l’innovation ne paye pas très bien, sauf pour une poignée d’entreprises. (Hendrik Bessembinder a estimé que 4 % des entreprises expliquent la hausse nette sur les marchés boursiers américains depuis 1926).


Qu’importe la raison derrière la faiblesse de l’investissement, nous avons un véritable paradoxe ici : alors que beaucoup parlent d’une économie de robots, il y a peu de preuves empiriques de celle-ci dans les données ou sur le terrain. Il peut, par conséquent, y avoir une inadéquation entre le vaste potentiel productif que la technologie peut nous offrir d’un côté et la pauvre performance du capitalisme d’aujourd’hui de l’autre.

Marx a écrit qu’"à un certain stade de développement, les forces productives matérielles de la société entrent en contradiction avec les rapports de production existants… De formes de développement des forces productives, ces rapports sont devenus pour elles des entraves".

L’une des questions négligées à notre époque est la suivante : se pourrait-il que nous ayons désormais atteint cette étape ? »

Chris Dillow, « The robot paradox », in Stumbling & Mumbling (blog), 6 août 2018. Traduit par Martin Anota

vendredi 17 août 2018

Faut-il stabiliser l’activité via la politique monétaire ou la politique budgétaire ?

« L’un des désaccords entre économistes orthodoxes et hétérodoxes porte sur la question quant à savoir si c’est la politique monétaire ou bien la politique budgétaire qui doit être utilisée pour la stabilisation macroéconomique (c’est-à-dire pour contrôler la demande globale de façon à influencer l’inflation et la production). Que fait un bon instrument dans ce contexte ? Comme je l’ai affirmé auparavant, une différence clé entre les orthodoxes et les partisans de la modern money theory (MMT) implique différentes réponses à cette question. Je pense que les questions suivantes sont cruciales : (1) A quelle vitesse les changements de l’instrument (par exemple, les hausses de taux d’intérêt) influencent la demande ? (2) A quelle vitesse l’instrument peut-il être modifié ? Y a-t-il des limites à la vitesse à laquelle il peut être modifié ? (3) A quel point l’impact de l’instrument sur la demande est-il fiable ? En d’autres mots, à quel point l’impact d’un changement de l’instrument sur la demande est-il incertain ? (4) A quel point pouvons-nous être certains que la personne qui détient le contrôle de l’instrument l’utilisera de la façon appropriée ? (5) Est-ce que le changement de l’instrument a des "effets collatéraux" qui sont indésirables ? Si nous appliquons ces questions afin de savoir s’il faut utiliser les taux d’intérêt ou un certain élément de la politique budgétaire, quelle réponse obtiendrions-nous ? Avant de le faire, il est utile de noter que cela revient à savoir quelle est la manière la plus rapide et la plus fiable d’influencer la demande. Ce n’est pas tout à fait la même chose que de se demander comment la demande influence l’inflation (aussi longtemps que nous parlons de l’inflation sous-jacente).

La question (1) est importante parce que de longs délais entre l’instant où l’instrument est changé et l’instant où ce changement influence la demande nuisent à l’élaboration de la politique économique. Que penseriez-vous de votre chauffage central s’il mettait une journée pour chauffer votre appartement lorsque vous avez froid ? C’est peut-être la question la plus intéressante pour un macroéconomiste. Une discussion complète nécessiterait tout un manuel, donc pour éviter cela je vais suggérer que la réponse n’est pas critique pour expliquer pourquoi les orthodoxes préfèrent la politique monétaire à la politique budgétaire.

La question (2) est aussi importante pour des raisons évidentes. Si un instrument ne peut être changé qu’une poignée de fois pas an, c’est comme s’il y avait de très longs délais avant que les effets de l’instrument se fassent ressentir. Sur cette question, la politique monétaire semble avoir un clair avantage dans le contexte des accords institutionnels en vigueur. Une part de cette différence est difficile à changer : il faut du temps pour qu’une bureaucratie prenne une décision. Comme je l’ai noté avec l’expansion budgétaire mise en œuvre par la Chine après la crise, environ la moitié des projets étaient lancés en moins d’un an. (…)

La deuxième partie de la question (2) est clairement négative pour les taux d’intérêts, parce qu’ils ont une borne inférieure. Ce n’est le cas pour les instruments budgétaires : vous pouvez toujours réduire les impôts par exemple. (…) Avoir potentiellement deux instruments différents pour des situations différentes est un autre point en faveur de la politique budgétaire.

La question (3) n’est pas souvent posée, mais elle est absolument cruciale. Imaginez que vous augmentiez la température sur un thermostat qui n’a pas de réglage et qui n’agit pas non plus de la même façon d’une journée à l’autre et même d’une heure à l’autre. Le programme OMT est le clair exemple d’un piètre instrument, parce que les banques centrales ont moins d’idées sur son efficacité que sur celle des variations du taux d’intérêt, en partie en raison du manque de données, mais aussi en raison de possibles non-linéarités.

Est-ce que les changements sont plus ou moins fiables que les mesures budgétaires ? Le gros avantage des changements de dépenses publiques est que leur impact direct sur la demande est connu, mais comme nous l’avons déjà noté de telles mesures sont lentes à mettre en œuvre. Les changements fiscaux sont plus rapides à faire, mais plusieurs économistes orthodoxes affirmeraient que leur impact n’est pas plus fiable que l’impact des variations du taux d’intérêt. A l’inverse, certains économistes hétérodoxes (en particulier les partisans de la MMT) affirmeraient que les variations du taux d’intérêt sont tellement peu fiables que même le signe de l’impact n’est pas clair.

La question (4) est seulement pertinente si c’est aux banques centrales qu’est délégué le pouvoir de changer les taux d’intérêt. Supposons que nous soyons dans une situation telle que celle du Royaume-Uni, où la banque centrale a le contrôle sur les taux d’intérêt, mais où elle doit suivre un mandat fixé par le gouvernement. Un argument robuste est que, en déléguant cette tâche à une institution indépendante, la politique économique est moins susceptible d’être influencée par des facteurs extérieurs (…), si bien que la politique économique devient plus crédible. (Il y a toute une littérature impliquant des idées similaires.)

Cet avantage pour la politique monétaire découle simplement du fait qu’elle peut être facilement déléguée. Cependant, même si elle n’est pas déléguée, la politique budgétaire a pour désavantage que ses changements sont soit populaires (ce qui est le cas des baisses d’impôts), soit impopulaires (comme c’est dans le cas avec les hausses d’impôts). A l’inverse, les variations du taux d’intérêt impliquent des gains pour certains et des pertes pour d’autres. Cela rend les politiciens réticents à adopter une action budgétaire déflationniste et trop enclins à adopter une action budgétaire inflationniste. Donc, même sans délégation, il semble probable que les variations du taux d’intérêt soient davantage susceptibles d’être utilisées de façon appropriée pour gérer la demande que les mesures budgétaires.

La question (5) peut impliquer plusieurs choses. Dans les modèles basiques des nouveaux keynésiens, le taux d’intérêt réel est le prix qui assure que la demande soit à un niveau d’inflation constante. Par conséquent, les taux d’intérêt nominaux sont l’instrument évident à utiliser. Changer la politique budgétaire, d’un autre côté, crée des distorsions pour la bonne combinaison de biens publics et privés ou pour le lissage fiscal.

Donc les arguments contre la politique budgétaire comme le principal outil de stabilisation en-dehors de la borne inférieure sont les suivants : elle est plus lente à changer et elle ne peut pas être déléguée. Même si la politique monétaire n’était pas déléguée, les politiciens peuvent laisser des problèmes de popularité empêcher une stabilisation budgétaire efficace. Alors que les changements de dépenses publiques ont un certain effet direct, ils sont aussi les plus difficiles à mettre en œuvre rapidement.

Le problème de la borne inférieure est un argument potentiellement robuste que l’on peut avancer contre la politique monétaire. Vous pouvez penser que faire de la politique monétaire l’instrument de stabilisation désigné a fait perdre au gouvernement l’habitude de faire de la stabilisation budgétaire, si bien que lorsque vous vous retrouvez contraint par la borne inférieure et que la stabilisation budgétaire est nécessaire, elle n’est pas utilisée. Les récents événements ne font que confirmer cette inquiétude. Personnellement, je ne pense pas que les macroéconomistes orthodoxes parlent assez de ce problème. (...) »

Simon Wren-Lewis, « Interest rate vs fiscal policy stabilisation », in Mainly Macro (blog), 15 août 2018. Traduit par Martin Anota


Plaidoyer pour les stabilisateurs automatiques


« Simon a offert un bon aperçu sur la question quant à savoir si la politique budgétaire ou la politique monétaire est la plus efficace pour stabiliser la production. Je pense toutefois que ni l’une, ni l’autre n’est en pratique particulièrement bonne et que nous avons plutôt besoin de meilleurs stabilisateurs automatiques.

Je le dis pour une raison simple : les récessions sont imprévisibles. En 2000, Prakash Loungani avait étudié les performances passées des prévisions du PIB du secteur privé et concluait que "la capacité à échouer à prédire les récessions est quasi irréprochable", un fait qui continua d’être vérifié par la suite.

La BCE, par exemple, a relevé ses taux en 2007 et en 2008, en oubliant le désastre imminent. La Banque d’Angleterre a fait un peu mieux. En février 2008, son graphique des risques ne donnait qu’une légère probabilité que le PIB chute en glissement annuel en 2008 ou 2009 alors qu’en fait il chuta de 6,1 % dans les 12 mois suivants. Pour cette raison, le taux directeur n’a pas été ramené à 0,5 % avant mars 2009.

Etant donné qu’il faut environ deux ans pour les variations des taux d’intérêt aient leur maximum d’effets sur la production, cela signifie que la politique monétaire réussit mieux à soutenir l’économie après une récession qu’à prévenir en premier lieu cette récession. Et, bien sûr, comme il n’y a pas de preuve empirique que les gouvernements prédisent mieux les récessions que ne le font le secteur privé ou les banques centrales, on peut dire la même chose à propos de la politique budgétaire.

Tout cela me suggère que si nous voulons stabiliser l’activité face aux récessions imprévisibles, nous n’avons pas simplement besoin de politiques monétaire et budgétaire discrétionnaires, mais plutôt de meilleurs stabilisateurs automatiques.

Dans ce contexte, j’ai longtemps été attiré par les propositions de Robert Shiller pour des macro-marchés. Ces derniers permettraient aux gens vulnérables aux récessions (notamment ceux qui ont des emplois exposés à la conjoncture ou avec de petites entreprises) d’acheter une assurance contre un ralentissement de l’activité. Je peux comprendre pourquoi certains peuvent être sceptiques à cette idée : le type de personnes qui s’assureraient contre les récessions seraient le type de personnes qui seraient incapables de payer lorsqu’une récession éclaterait. (…)

Si les marchés d’assurance du secteur privé n’existent pas, la tâche de la stabilisation est mieux réalisée par le gouvernement. Les mesures les plus évidentes incluent une imposition plus progressive (de façon à ce que les chutes du revenu soient partagées avec le gouvernement) et de plus hautes prestations sociales, aussi bien pour les personnes sans emploi que pour ceux qui subissent une baisse de leur temps de travail.

Il y a autre chose. Une autre façon de stabiliser l’économie est de s’assurer qu’il y a moins d’institutions qui propagent le risque, celles qui transforment de légers ralentissements en amples contractions de l’activité. Cela revient à s’assurer que les banques sont fortes et bien capitalisées, c’est-à-dire que les mauvais prêts n’épuisent pas le capital au point d’empêcher le prêt aux autres entreprises. Il est discutable que ce soit actuellement le cas : les ratios de capital des banques britanniques, par exemple, sont toujours inférieurs à ceux recommandés par Admati et Hellwig.

Ce sont des mesures comme celles-ci, plutôt que des mesures discrétionnaires de politique macroéconomique, qui offrent peut-être le meilleur espoir de vraiment stabiliser la production et l’emploi.

(…) Je fais deux remarques plus générales ici. Tout d’abord la stabilité macroéconomique n’est pas qu’une question de politique macroéconomique. Elle tient aussi à la qualité des institutions (la nature de l’Etat-providence, l’ampleur à laquelle les institutions propagent le risque, si nous avons des marchés qui mutualisent les risques, et ainsi de suite). D’autre part, l’incapacité des décideurs de politique économique (et des autres) à prédire les récessions n’est pas un aspect contingent accidentel que nous pourrions ignorer. Un manque de prévision fait partie intégrante de la condition humaine. La politique économique doit être fondée sur ce fait. Bien sûr, cela s’applique à bien plus de choses qu’à la politique macroéconomique. »

Chris Dillow, « For automatic stabilizers », in Stumbling & Mumbling (blog), 16 août 2018. Traduit par Martin Anota

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